"Après le test d’âge, beaucoup d’entre nous disparaissent" : MENA bien accompagnés au Théâtre National
Brodé sur l’évaporation soudaine de Jawad après un test d’âge, une troupe de jeunes mêlant MENA et Belges retrace au Théâtre National l’éprouvant parcours vers l’asile. Entre rap et fanfare, “Les Oiseaux Rares” invite le public à combler les ombres des disparus. Rencontre.
- Publié le 20-04-2024 à 14h06
”La plupart des Belges ne se rendent pas compte : vivre une procédure d’asile, c’est comme arriver dans un hôpital psychiatrique. Il manque juste qu’on t’attache à ton lit et qu’on t’injecte les calmants”.
Christophe Mouring Junior est Camerounais. Il débarque en Belgique en 2021. Commence alors l’éprouvant parcours des demandeurs d’asile. Ce samedi, avec d’autres “mineurs étrangers non accompagnés” (MENA), il racontera cette terrible expérience sur la scène du Théâtre National. Ce spectacle où ils rappent, “Les Oiseaux Rares”, a été coécrit avec des ados belges. Il est entrelardé de témoignages d’assistants sociaux, d’avocats. Pour cette première en salle à l’occasion du festival “À la scène comme à la ville” s’y greffent des musiciens et comédiens pros, cuivres, percussions, voix. “C’est la fête sur scène”.
Tout le monde ne passe pas le test d'âge. On a l'impression que c'est le hasard, en fonction de l'humeur de celui qui te reçoit au Petit Château.
La fête, parce que le spectacle célèbre les 18 ans de Jawad. Ou plutôt les 18 ans que Jawad n’a pas. Ou plutôt les 18 ans que la Belgique a décidé de donner à Jawad, en 2022. Une décision consécutive au “test d’âge” imposé aux migrants mineurs qu’on soupçonne de tricher. “S’ils sont mineurs, ils sont placés en centre pour MENA. Mais s’ils sont déclarés majeurs, l’accueil change drastiquement”, grince Anne Festraets, metteuse en scène. Arrivé en Europe par la Slovaquie, Jawad risquait d’y être renvoyé. Son test d’âge enregistré, il s’est volatilisé.
Clavicule
La procédure consiste en un triple test basé sur la radiographie des dents, du poignet et de la clavicule. “On détermine une tranche d’âge, un écart type”, développe Christophe, qui a vécu ce traumatisme. “Mais tout le monde ne le passe pas. On a l’impression que c’est le hasard, en fonction de l’humeur de celui qui te reçoit au Petit Château”, le centre d’arrivée Fedasil au nord du Pentagone bruxellois. Selon Anne Festraets, “la plupart des jeunes testés sont déclarés majeurs”. En 2021, selon Myria, qui reprend les chiffres de Fedasil, 3.219 jeunes demandeurs d’asile se sont déclaré MENA. 61 % de ceux-ci ont été testés. Soit 1.964 d’entre eux. 44 % du total ont été déclarés majeurs. Soit 1.416 personnes. Et 72 % des personnes testées. “Moi, j’avais une photocopie de mon passeport camerounais, mais j’ai quand même passé le test”, reprend Christophe. Verdict ? “Mineur”. Après un court détour par un Centre d’Observation et d’Orientation (COO), le jeune homme file donc vers le centre MENA de Jette. “C’est là qu’on s’est rencontrés avec les autres”.
Y a beaucoup de gens qui disparaissent comme ça après le test d'âge. Un ami que j'ai connu au centre d'Auderghem, un matin, il a pris son sac et il est parti.
Jawad n’a pas eu la même chance. “Beaucoup de spectateurs croient que c’est un personnage. Que c’est fictionnel. Ils demandent si Jawad existe”, confie Mouctar Dansoko, arrivé de Guinée en 2021 et DJ du spectacle. “Mais j’ai connu Jawad. Dans un centre pour MENA ici à Bruxelles”. Alassane Cissé, lui aussi Guinéen, appuie : “Y a beaucoup de gens qui disparaissent comme ça après le test d’âge. Un ami que j’ai connu au centre d’Auderghem, un matin, il a pris son sac et il est parti”. Le jeune sans-papier qui travaille “jour et nuit” hausse les épaules, désabusé. “C’est très dur la vie dans ces centres. Tu es obligé de dormir à 8h. Tu risques de perdre ton lit si tu rentres pas. Et puis les autres n’ont pas tes habitudes, ils font du bruit, c’est le bordel”.
Boulanger
Avant de s’évanouir, Jawad a participé aux ateliers théâtre d’Anne Festraets. “Après une expérience chez Fedasil, je suis revenue à la scène. Je voulais travailler avec des ados, dont des MENA. Mais aussi des Belges parce que je me souvenais des plaintes des demandeurs d’asile, qui sont entre eux tout le temps”. KRO, étudiante namuroise, a participé à ces ateliers qui ont mené la troupe à se produire une quinzaine de fois en extérieur, dans des marchés, des festivals, des événements de rue. “Je suis consciente qu’on a plein de privilèges”, confie la jeune femme. “Je ne m’approprie pas leur combat mais j’essaye de montrer à quel point c’est problématique. Parce que je suis révoltée”. Elle le clame sur scène dans un rap collectif avec Alassane et Christophe, brodé sur les sons de Mouctar. “J’aime trop la musique”, sourit le DJ. “Là, je suis boulanger. Mais je veux être artiste. Ça sera mon deuxième métier. Faut que ça sonne fort !” La fête au National convie aussi les ombres des absents. “Le public est embauché. Parce que le spectacle doit jongler avec les parcours d’intégration. Parfois, certains sont retenus par leurs cours, leurs obligations”.
Mais au fait, pourquoi “les oiseaux rares” ? Anne Festraets : “C’est un double sens. En ornithologie, un oiseau rare est un oiseau qu’on observe loin de son aire de répartition. Par exemple à cause d’une fausse route dans la migration. Mais en français, la métaphore désigne aussi une personne pleine de qualités”. Les oiseaux rares ont fait leur nid sur la scène la plus prestigieuse de Belgique. De là au moins, personne ne les délogera.
+“Les Oiseaux Rares”, ce samedi 20 avril au Théâtre National, 20h, gratuit (sur réservation). Dans le cadre du festival “À la scène comme à la ville”, dès ce jeudi 18 avril. Programme complet sur le site du Théâtre National.
En ornithologie, un oiseau rare est un oiseau qu'on observe loin de son aire de répartition. Mais en français, la métaphore désigne aussi une personne pleine de qualités.